En Syrie, Freedom 4566 ne répond plus

Le 8 mars 2012

À la frontière turque, OWNI a rencontré le survivant de l'une des premières cellules médias de la révolution syrienne. Ses camarades ont été abattus ou sont en prison. Ils animaient Freedom 4566. Une chaîne sur YouTube à l'origine de plusieurs centaines de vidéos montrant la réalité de la répression, dans toute son horreur.

Les morts syriens, par Ssoosay (CC)

Nous l’appellerons Abu Jaffar, pour des raisons de sécurité, il ne souhaite pas être identifié ni pris en photo. Nous l’avons rencontré de l’autre côté de la frontière, en Turquie. Abu Jaffar, entre deux bouffées de narguilé à la pomme, nous détaille comment ses amis et lui ont monté un centre de média pour couvrir la révolution syrienne. Surtout dans les régions de Lattaquié et de Jisr Al Chourour dans le Djebel Zaouia.

Dans quelles circonstances avez-vous passé la frontière turque ?

J’avais un ami, il s’appelait Mohamed Sabaq. Je parle au passé, parce que mon ami est mort d’une balle dans la tête qui lui a arraché tout l’arrière du crâne, le 27 décembre 2011, il venait de passer la frontière turque, en fait il était 100 mètres dans le territoire turc. Il avait 29 ans. Je le connaissais depuis l’école, nous étions voisins. Ensemble nous adorions regarder des films d’actions, mais en silence, pas comme les autres syriens qui ne font que jacasser pendant un film. Mohamed était toujours calme, réservé, jamais un mot au-dessus de l’autre. Je pense à lui tous les jours.

Comment s’organisait votre travail ?

Moi, j’étais chargé de la logistique, mon ami, Mohamed qui était ingénieur à la télévision syrienne à Lattaquié était le maître d’œuvre technique. C’est lui qui postait les vidéos sur YouTube, toutes les vidéos postées sur le compte Freedom 4566 [NDLR: on y trouve plus de 400 vidéos, en arabe, décrivant la répression au quotidien. Déconseillé aux âmes sensibles] sont de lui. Au début il faisait ça de chez lui et puis nous avons décidé de bouger vers Erber Jaway pour pouvoir attraper le réseau turc. Nous avions des PC portables, des clefs 3G et chacun un iPhone. Cet équipement est vite devenu notre matériel standard pour envoyer des images et communiquer. Mohamed postait des images mais il assurait aussi la formation de certains membres de l’Armée syrienne libre ou de toute autre personne qui le voulait. Quand nous avions besoin de nous réapprovisionner, nous allions en Turquie. Tout le matériel a été financé par des Syriens vivant à l’étranger, dont deux médecins aux Etats-Unis que je ne souhaite pas nommer. L’argent nous était envoyé via Western Union. Nous sommes retournés en Syrie et cette fois nous avons commencé à couvrir un peu mieux Lattaquié, Al Kusair et Al Khoule.

Avez-vous eu conscience que vos communications étaient surveillés par les services syriens ?

Je ne peux pas vous parler trop de notre sécurité informatique, c’est surtout Mohamed qui s’en occupait. Ce qui est sûr, c’est que nous changions de mots de passe très souvent. Notre petit groupe a commencé à s’étendre. Nous avions besoin de gens actifs et qui comprennent vite. Nous avons donc été rejoints par d’autres amis à nous. Il y avait Anas, Bashir et Tarek. Moi je continuais mon rôle logistique, je faisais des allers-retours avec la Turquie pour acheter des appareils photos et les ordinateurs et récupérer les fonds que l’on nous envoyait. Nous avons pu étendre nos opérations et les faire parvenir à Homs, à Jisr Al Chourour et dans d’autres villes.

Une force syrienne libérée

Une force syrienne libérée

Entretien cartes sur table avec l’un des responsables de l’Armée syrienne libre, Amar Ouawi. Il détaille les ...


Anas et Bashir étaient plus particulièrement responsables de la zone de Jisr Al Chourour. La dernière fois que nous avons eu des nouvelles, c’est juste avant que l’armée ne mène un assaut sur la ville. Nous étions très inquiets, nous qui nous voyions tout le temps, il ne pouvait que s’être passé quelque chose de terrible. Dix jours plus tard, nous les avons vus à la télévision officielle syrienne, ils étaient en train de confesser qu’ils étaient des terroristes. Ils montraient les endroits d’où ils opéraient. Ils n’avaient pas de traces de coups sur le visage mais quelque chose de changé dans leur expression, je les connais bien, je savais bien qu’ils n’étaient pas dans leur état normal. Avec Mohamed, nous avons tout de suite envoyé leurs photos aux chaines de télévision arabes, Al Jazeera, Al Arabia. Pour qu’ils ne soient pas exécutés, il faut faire un maximum de publicité. Le régime fait toujours plus attention quand il s’agit de gens connus.

D’autres militants ont-ils remplacé vos compagnons emprisonnés ?

Il a fallu reconstituer une cellule. Nous avons recruté de nouvelles personnes et recommencé. Cette fois-ci elles opéraient à partir de Ramel, le camp de réfugié palestinien de Lattaquié. Il y avait Abu, un Palestinien, Abdel, et Ibrahim. Ils ont organisé les finances, reçu des aides de l’étranger, de France, des États-Unis et d’Arabie Saoudite. Lorsque l’armée a attaqué le camp, elle a mis trois jours à prendre le contrôle. Pendant ces trois jours, ils ont envoyé des images en direct des combats. Ils ont tous été arrêtés à la fin. Nous avons fait la même chose que pour mes amis, nous avons envoyé des photos aux grandes chaines de télévision pour les protéger. Nous étions en train de monter un réseau pour couvrir la campagne et les villes dans notre région quand les forces spéciales ont traqué mon ami Mohamed et l’ont poursuivi, vous connaissez la fin.

Au début, Abu Jaffar était déprimé et en colère d’avoir perdu ses amis. Il a depuis repris ses activités depuis la Turquie, en attendant de recommencer une fois de plus en Syrie.


Illustration par Ssosay (CC-BY)

Carte de la Syrie via CIA World Factbooks

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