Les idéologues d’un monde sans enfant

Le 23 janvier 2012

Officiellement pour "sauver" la planète d'un péril imminent et épargner "un enfer" à leur progéniture, de plus en plus de personnes décident de ne pas faire d'enfants. Et si la mode des "non-parents" n'était pas la solution ? Retour sur la question avec Usbek & Rica.


Il n’est pas si lointain le temps où l’écrivain belge Théophile de Giraud et sa compagne arpentaient, songeurs, les routes du pays cathare, contemplant avec perplexité des banderoles qui annonçaient la fête des Pères. Ainsi est né le fruit de leur amour… la première fête des Non-Parents ! Bientôt trois ans et une santé de fer. Cette célébration, unique en son genre, a lieu en alternance à Paris et Bruxelles, sous le patronage bienveillant de la psychanalyste Corinne Maier, auteur de No kid : quarante raisons de ne pas avoir d’enfant : “J’en ai encore trouvé d’autres depuis ! ” confie-t-elle, forte de son expérience de mère d’adolescents, avant de poursuivre : 

Je ne m’étais pas posé suffisamment de questions avant d’avoir des enfants.

En Europe, la natalité est la plus faible au monde : l’indicateur de fécondité (1,53 enfant par femme en moyenne aujourd’hui) y est inférieur au seuil de renouvellement des générations (2,1) depuis les années 1970. Sur un Vieux Continent qui n’a jamais autant mérité son surnom, faire des enfants n’est plus une évidence. Faut-il s’en plaindre ou s’en réjouir ?

Terriens à la barre

Terriens à la barre

En 2050, la population mondiale atteindra les neuf milliards, selon les démographes. Et depuis octobre dernier, nous sommes ...

Pourquoi fait-on si peu d’enfants en Europe ?

Par hédonisme. La “transition démographique” – marquée par le recul de la mortalité et de la fécondité grâce à l’amélioration de l’hygiène, des conditions de vie et aux progrès de la médecine – a débuté à la fin du xviiie siècle en France et en Grande-Bretagne, avant de s’étendre à l’Europe, aux États-Unis, puis au reste du monde. Notre continent est le premier à avoir achevé ce processus, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Depuis les années 1960, l’Europe connaîtrait une “seconde transition démographique”, caractérisée par une fécondité durablement inférieure au niveau de remplacement des générations et un déclin du mariage, selon un rapport publié en 2011 par l’Institut national d’études démographiques (Ined). Les auteurs de cette étude lient ce phénomène à une mutation sociale :

À mesure que les populations occidentales sont devenues plus riches et mieux instruites, leurs préoccupations se sont détachées des besoins strictement associés à la survie, la sécurité et la solidarité. Davantage d’importance a été donnée à la réalisation et la reconnaissance de soi, la liberté de pensée et d’action (recul de la religion), la démocratie au quotidien, l’intérêt du travail et les valeurs éducatives.

Les autres continents suivront-ils le modèle européen ?

Oui, mais jusqu’où ? Voilà la question. L’Amérique du Nord a connu une évolution similaire à celle de l’Europe, mais la baisse de la natalité a été enrayée : l’indicateur de fécondité est même remonté à 2,03 après avoir chuté à 1,80 dans les années 1970 – cette hausse étant due à la natalité plus forte des populations récemment immigrées aux États-Unis. L’Asie (2,28), l’Amérique latine (2,30) et l’Océanie (2,49) voient leur fécondité se rapprocher du seuil de renouvellement. Seule l’Afrique continue à avoir une fécondité élevée, mais celle-ci diminue rapidement (4,64 contre 6,07 à la fin des années 1980). Selon le démographe Gilles Pison, il est très difficile de prévoir le comportement de ces continents une fois leur transition démographique achevée. La fécondité pourrait aussi bien s’y stabiliser au niveau du seuil de renouvellement que se fixer durablement en dessous. Alors, écrit-il dans son Atlas de la population mondiale,

si la famille de très petite taille devient un modèle se répandant dans l’ensemble du monde de façon durable, avec une fécondité moyenne en dessous de deux enfants par femme, la population mondiale, après avoir atteint un maximum de 9 milliards d’habitants, diminuerait inexorablement jusqu’à l’extinction à terme.

Faut-il faire moins d’enfants pour sauver la planète ?

Pas forcément. Nous sommes aujourd’hui 7 milliards d’habitants et finirons le siècle entre 9 et 10 milliards, suivant les estimations. Pourra-t-on nourrir tout le monde ? Oui, selon l’étude Agrimonde, publiée début 2011 par l’Inra et le Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement). Il sera même possible de le faire dans le respect de l’environnement, à trois conditions : ne pas généraliser le modèle alimentaire des pays industrialisés (25 % de gaspillage dans les pays de l’OCDE), faire le choix d’une agriculture productive et écologique, et sécuriser les échanges internationaux de produits agroalimentaires. Mais au-delà de la question de la nourriture, il existe un problème écologique.

Après 2050 l’espèce humaine s’éteindra

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Constat guère réjouissant, mais espoir tout de même, mardi au Tribunal pour les générations futures. Procureur, accusés ...

Le think tank américain Global Footprint Network calcule chaque année la date à laquelle nous avons consommé l’équivalent des ressources naturelles que peut générer la Terre en un an sans compromettre leur renouvellement. En 2011, le couperet est tombé le 27 septembre, contre début novembre en 2000. À ce rythme, l’humanité aura besoin de deux planètes par an en 2030, d’après un rapport du WWF paru en 2010. Il faut donc soit stopper l’accroissement démographique, soit consommer différemment ou moins. « Il faut se limiter à deux enfants dans les pays occidentaux », considère Denis Garnier, président de l’association Démographie Responsable (qui promeut aussi la contraception et l’éducation des femmes dans les pays en développement). Ce n’est pourtant pas ce genre d’autolimitation qui changera quoi que ce soit au final, vu le déjà très faible niveau de fécondité en Occident. Comme l’écrit Gilles Pison,

la survie de l’espèce humaine dépend sans doute moins du nombre des hommes que de leur mode de vie.

Une démographie déprimée est-elle le signe d’une société déprimée ?

Oui. Dans son essai La Fin de l’humanité, le philosophe Christian Godin établit un lien entre la faiblesse de la natalité dans les sociétés occidentales et leur déprime supposée. Si la part de sujets cliniquement dépressifs en Europe reste modérée (6,9 % de la population en 2011, d’après une étude du Collège européen de neuropsychopharmacologie), la morosité semble bien plus répandue : selon une étude BVA de janvier 2011, seuls 26 % des Européens de l’Ouest estimaient que l’année à venir serait meilleure que celle passée, contre 63 % de la population des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) et 43 % des habitants de la planète. Or, faire des enfants suppose d’avoir confiance en l’avenir. Il faut aimer le monde pour vouloir le peupler , estime ainsi Christian Godin. Une partie des militants Childfree (défenseurs de la non-parentalité) revendiquent ouvertement le pessimisme.

Naître est une aventure pénible, la Terre est quand même plutôt inaccueillante,

juge Théophile de Giraud, qui s’inscrit dans la continuité de Calderón (Le plus grand crime de l’homme, c’est d’être né ») et Cioran (« La véritable, l’unique malchance : celle de voir le jour “).

Est-il Égoïste de ne pas vouloir d’enfants ?

Oui et non. ” Faire des enfants implique des sacrifices considérables, personnels et professionnels , souligne Corinne Maier, en connaissance de cause. « Narcissisme », rétorque Christian Godin :

Désormais, chaque individu vit son existence comme s’il voulait dire : je suis content d’être le dernier homme, la dernière femme. Même si le monde devait s’arrêter après moi, (…) au moins j’aurai été consommateur de ma vie.

Mais pour les Childfree, l’argument de l’égoïsme ne tient pas, comme l’explique Kristen Bossert, porte-parole de la communauté No Kidding!, qui organise toutes sortes d’activités pour les non-parents aux États-Unis : « Quand je demande à des gens pourquoi ils font des enfants, ils me répondent “pour qu’ils prennent soin de moi quand je serai vieux” ou encore “pour transmettre le nom de notre famille”. Ce sont des raisons très égoïstes. » Conclusion de Magenta Baribeau, auteur d’un documentaire sur les Childfree : « Parents, non-parents, tout le monde est égoïste, la question ne se pose donc pas ! »


Article à retrouver dans la nouvelle formule d’Usbek & Rica, en kiosque le 25 janvier !

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