Des librairies (presque) sans livre à New York

Le 7 décembre 2010

Dans les librairies de New York, qui font au minimum 2.500 m², il y a moins de titres différents que dans un relais H d'une gare française. Petite balade dans ces rayons étrangement peu remplis.

Titre original : Extinction massive aux États-Unis

Ah New York ! Barnes and Noble’s ! Je frémissais déjà à cette idée.

J’avais un souvenir ému de la Barnes and Noble de la 5ème avenue, dont j’avais été expulsée par la sécurité pour avoir ri trop fort, il y a hem, plus de vingt ans. Pour la petite histoire, j’étais rentrée, avais avisé un livre de Woody Allen, l’avais ouvert au hasard et avais lu : “You don’t have to be jewish to be a schmuck.” So true.

Anyway, je me préparais à passer de longues heures de bonheur dans ces cathédrales de la littérature en me tenant à carreau et à distance des ouvrages humoristiques pour ne pas me faire virer.

Pour faire les choses en grand, je me rendis directement à Union Square, son Université, ses étudiants désargentés, etc., la place Saint-Michel de New York, en plus grand.

Et là, je trouvais une librairie Barnes and Noble de cinq étages qui est effectivement grande et belle comme disons, les Galeries Lafayette.

Mais voilà, un malaise diffus ne tarda pas à m’envahir : il n’y a pas de livres. Ça paraît incroyable, et pourtant c’est vrai.

Je m’explique : les seuls véritables livres se trouvent sur les deux premières tables que vous voyez sur la photo. Sur la première, les best sellers de fiction (incluant les romans policiers), sur la deuxième, les best sellers de non-fiction. Ensuite, il y a les “self help” genre auquel l’Europe a jusqu’à présent pas mal résisté. (Comment se faire des amis, dresser votre chien, réussir en affaires, baiser votre femme, etc.) Puis les guides touristiques, le  marketing et le “business”, l’informatique, le jardinage, l’artisanat, la cuisine, que sais-je. Tous ces ouvrages que je classe dans les guides pratiques, mais qui ne sont pas ce que j’appelle des livres.

Notez qu’il n’y a pas beaucoup d’étagères. Il y en a en effet contre les murs. C’est très intéressant. Les livres n’y sont pas rangés sur la tranche, comme, well, des livres, mais à plat, comme des je sais pas quoi, des estampes japonaises, des photos de mariage.

Vous remarquerez que sur chaque étagère il y a plusieurs fois le même livre, et ce sont les mêmes que ceux qui sont sur les fameuses deux premières tables.

C’est normal, me dis-je, les best sellers ont la place d’honneur à l’entrée du rez-de-chaussée. J’ai donc exploré tous les autres étages dans tous leurs recoins, d’ailleurs il n’y a pas de recoins because absence d’étagères. Mon malaise diffus se transforma en panique. Dans les autres étages, il n’y a PAS DE LIVRES DU TOUT !! Il y a des cartes postales, industrie tentaculaire aux États-Unis, on se demande pourquoi vu qu’ils n’écrivent pas et que leur Poste est lamentable, mais bon. Il y a des jouets, des puzzles, des posters, des DVD bien sûr, de la papeterie, des millions d’agendas et de calendriers, des stylos, des cadres, des appareils photos, des piles. Outrage suprême, des ordinateurs à disposition pour lire (ou même acheter ?) des e-books.

Si je comprends bien vous pouvez aller chez Barnes and Noble pour commander par internet sur Amazon le livre que vous voulez. Étrange.

Croyez-moi, j’ai visité d’autres grandes librairies de New York, Borders de Park Avenue, Barnes sur Lexington, elles sont toutes comme ça. Je promets qu’il y a moins de titres différents dans ces établissements de minimum 2.500 m² que dans un relais H de la gare de votre choix.

Pour me remonter le moral, je descendis chez Strand, où là, oui, il y a des étagères, avec des vrais livres dedans. 18 miles of books, proclame la devise de Strand. Fondée en 1927, c’est un dinosaure, une institution et le seul survivant de ce qui était jadis connu sous le nom de Book Row, le passage des livres, où plus de trente bouquinistes s’alignaient entre Union Square et Astor Place, sans compter les quidams qui vendaient leurs livres sur le trottoir.

Strand suit le même agréable principe que Gibert, les livres neufs et d’occasion sont ensemble, on peut choisir son édition. Ils vendent aussi des livres anciens et rares, et ils vendent ou louent des livres au mètre sur mesure, pour les cinéastes, ou les décorateurs…

Au passage, je n’y ai pas trouvé le livre que j’étais plus spécialement venue chercher, ni nulle part ailleurs aux États-Unis, ça va sans dire. Pourtant l’auteur a gagné le Booker Prize, ce n’est pas exactement un obscur nobody.
Ce soir là (Strand ferme à 22H30, Darwin bless them) c’était l’émeute parce que James Ellroy signait ses mémoires. Comme je n’aime pas parler aux écrivains, je suis timide, je suis revenue un autre jour acheter les livres déjà signés.

Mais bref, entre temps je m’en fus continuer mon enquête à Washington. Voila une ville de gens sérieux, pensai-je, où la vie nocturne n’est pas tellement folichonne, peut-être ont-ils des livres ? Une autre surprise m’attendait…

Dans le quartier cossu de Dupont Circle où j’avais élu domicile, mes pas me portèrent tout naturellement vers cette librairie qui porte le nom alléchant de Books a Million. Et là, l’aventure vira au tragi-comique. Je découvris le concept de librairie de province (paradoxalement, s’agissant de la capitale) et donc de droite. Il y a là une table de fiction à peu près normale avec les mêmes thrillers qu’ailleurs. Sur la table de non-fiction, ça se gâte : il n’y a que des pamphlets politiques écrits par les vedettes de Fox News, genre “Comment se débarrasser d’Obama”, “Obama terroriste islamique”, “Obama socialiste assoiffé de sang”, “Obama mangera vos enfants”, etc. J’exagère à peine. Ce que racontent ces gens qui vendent des centaines de milliers d’exemplaires, c’est terrifiant.
Derrière il y a effectivement des rayonnages avec des milliers de choses qui de loin ressemblent à des livres.

Approchons-nous : Heroic Fantasy. Vampires. Young adults (ah oui, j’avais oublié ça ! Des millions de livres spéciaux pour adolescents ! A quoi ça sert ? De mon temps on lisait Jack London, Alexandre Dumas et Joseph Kessel à partir de dix ans et on faisait pas chier…). Sentimental (genre Barbara Cartland, il y a différents sous-genres avec plus ou moins de sexe dedans, mais on les reconnaît parce qu’il y a toujours des paillettes collées sur la couverture.) Tourisme, jardinage, travaux manuels en tous genres. Chasse, pêche, sports ! Des kilomètres de base-ball.

Mais j’ai gardé le meilleur, et le plus exotique, pour la fin. Un rayon entier de bibles. Puis un rayon entier de “littérature chrétienne”. Puis un rayon entier de “Christian living”. Si vous ne le voyez pas, vous ne le croyez pas, c’est pourquoi je les ai pris en photo.

C’est donc maintenant démontré, ces gens ne sont pas comme nous. Ils ne peuvent pas lire les mêmes romans que les gens normaux. Ils n’ont même pas les mêmes guides pratiques que les autres. C’est dingue.

Attention ne croyez pas que les chrétiens aient le monopole ! Pour démontrer sa largeur d’esprit, la librairie ouvre ses rayons à d’autres freaks, sous la catégorie “New age”. On trouve là en vrac la sorcellerie, une religion très à la mode sous le nom de Wicca dont personne n’a jamais entendu parler en Europe, fort heureusement, les incontournables vampires, voyants, liseurs de cartes, en gros ce qu’on appelle en France l’ésotérisme.

Une autre chose déroutante est le concept étatsunien de “non-fiction”. En français on dit “essais”. Mais le mot essai conjure dans l’esprit du béotien un robuste ouvrage difficile, voire ennuyeux, sur des sujets élevés et abstraits, genre L’être et le néant. Alors là, vous n’y êtes pas du tout.

Encore une fois, il faut le voir pour le croire. Admirez donc la liste des thèmes placés dans la catégorie “non-fiction”.

  • Informatique
  • Jardinage
  • Animaux domestiques
  • Cuisine
  • Biographies (pas de Robespierre ou de Lincoln, plutôt de joueurs de baseball).
  • Voyages

Maintenant, devinez où j’ai pris cette photo : à Chilicothe, Ohio ?
Pas du tout : à la New York Public Library !

Je l’ai montrée à Andrew, le patron de la librairie d’occasion Kultura, à Washington. Ca l’a bien fait rire, pour ne pas pleurer. Chez lui, il y a des livres qui parlent de choses comme l’histoire, la politique, les arts. La Kultur quoi !

Moralité, dans ce pays on ne vend plus de livres neufs à part les hyper-sellers, sauf sur internet, je suppose. Les seuls vendeurs de livres sont les bouquinistes.

On comprend mieux alors pourquoi tout le monde lit le même livre (voir “La grippe éditoriale” du 3 juin 2009). C’est parce qu’il n’y en a pas d’autre !

Or comme chacun sait, les États-Unis préfigurent l’évolution économique et sociale de l’Europe. Vous pouvez donc vous inquiéter, et aller par précaution respirer l’air poussiéreux de L’Harmattan, par exemple, une librairie bien bordélique, avec des livres improbables, comme on les aime….

Et alors ? C’est tout ? Vous ne vous tordez pas les mains en gémissant ? Je vous rappelle que je n’ai toujours pas trouvé le livre que je cherchais, et ça ne vous fait rien ? Ingrats !
Laissez-moi vous raconter tout de même  la fin de l’histoire : c’est à la librairie anglaise d’Antibes, Alpes Maritimes, que j’ai trouvé le livre en question. J’ai félicité la propriétaire, en lui disant qu’il y avait plus de livres dans sa boutique que dans tout New York. Elle a cru à une hyperbole, alors que c’était la pure vérité.
En plus, ça valait bien le détour par Antibes, car je m’en délecte depuis chaque jour. Ça s’appelle A Place of Greater Safety, de Hilary Mantel. J’en parlerai une autre fois.

>> Article initialement publié sur Misscellaneous

>> Illustration FlickR CC : DueyGee

>> Photos Miss Celaneus

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