La plume est une vierge, l’imprimerie une putain

Le 10 février 2010

[...] Le mouvement classique de Contre-Réforme, qui tente de diaboliser l’Internet, prend de l’ampleur en ce moment dans bien des couches des institutions de la société, y compris dans les médias traditionnels. Rien de nouveau, quand il s’agit de révolution !

« Est virgo hec penna, meretrix est stampificata », écrivait à Venise au 15ème siècle, le dominicain Filippo della Strada, condamnant sans appel l’imprimerie, dans « une argumentation partagée par une large partie du Sénat et de la cité ».

C’était aussi, hier soir, grosso modo, le message de l’émission d’Arte « Main basse sur l’info ». Pierre Haski (Rue89) dénonce ce matin l’imposture du « procès d’Internet qui casse tout », sur une chaîne, pourtant souvent en pointe sur le web.

Car le mouvement classique de Contre-Réforme, qui tente de diaboliser l’Internet, prend de l’ampleur en ce moment dans bien des couches des institutions de la société, y compris dans les médias traditionnels.
Rien de nouveau, quand il s’agit de révolution ! Pensons à Luther contre le Vatican, ou à la Chouannerie.

Mais cette réaction a souvent existé dans notre secteur. Revenons donc à notre dominicain :

« Pour lui, écrit Roger Chartier dans « L’Histoire du Monde du XVème siècle » (1), l’imprimerie est plusieurs fois coupable : elle corrompt les textes, mis en circulation dans des éditions hâtives et fautives, composées pour le seul profit; elle corrompt les esprits en diffusant des textes immoraux et hétérodoxes, soustraits au contrôle des autorités ecclésiastiques; elle corrompt le savoir lui-même, avili par sa divulgation auprès des ignorants ».

Cela ne vous rappelle rien ?

Continuons la description de l’arrivée de l’imprimerie, destinée aux non-doctes (extraits du même remarquable ouvrage) :

« A plus long terme, la résistance de la publication manuscrite, certes minoritaire mais néanmoins robuste, se lie à la représentation durable et largement communes aux élites sociales et intellectuelles, qui identifie la dissémination du savoir à sa profanation.

Le partage de la capacité à lire et à écrire et la multiplication des livres imprimés sont sources de désarroi pour les clercs, ecclésiastiques ou laïques, qui entendent monopoliser la publication ou l’interprétation des textes”.

(…)
« Mais nombre de textes aussi constatent que la multiplication des livres est source de désarroi plus que de savoir, dénoncent la méprisable condition des imprimeurs gyrovagues, ou attribuent la dégradation des textes à l’ignorance des typographes ou à celle de lecteurs incapables de comprendre les oeuvres auxquelles l’imprimerie leur a donné accès ».

(…)

« C’est pourquoi la production de nouveaux manuscrits augmenta jusqu’en 1470 et la production imprimée décolla tardivement, 20 ans après l’invention de la nouvelle technique ».

Au 19ème siècle, même les plus grands étaient hostiles aux changements :

« Prends garde ! Tu es sur une pente ! Tu as déjà abandonné les plumes d’oies pour les plumes de fer, ce qui est le fait d’une âme faible », écrivait Flaubert, en 1865, à son ami, Maxime du Camp.

Et Victor Hugo, comme Alexandre Dumas fils, se servit, jusqu’à sa mort, de la plume d’oie,

« celle qui a la légèreté du vent et la puissance de la foudre ».

Plus près de nous, en 1900, l’écrivain Rémy de Gourmont, se pose toujours des questions sur l’imprimerie, et entrevoit déjà un monde nouveau:

“Jusqu’ici, et je reprends l’allusion au rôle conservateur de la civilisation moderne, l’imprimerie a protégé les écrivains contre la destruction, mais le rôle sérieux de l’imprimerie ne porte encore que sur quatre siècles. Cette invention lointaine apparaîtra un jour telle que contemporaine à la fois de Rabelais et de Victor Hugo. Quand il se sera écoulé entre nous et un moment donné du futur un temps égal à celui qui nous sépare de la naissance d’Eschyle, dans deux mille trois cent soixante-quinze ans, quelle influence l’imprimerie aura-t-elle eue sur la conservation des livres? Peut-être aucune”.
(…)
« Il n’est pas probable que de la littérature française du Moyen Âge beaucoup plus de la centième partie ait survécu aux changements de la mode. Presque tout le théâtre a disparu. Le nombre des auteurs devait être immense en un temps où l’écrivain était son propre éditeur, le poète son propre récitateur, le dramaturge son propre acteur. En un certain sens, l’imprimerie fut un obstacle aux lettres ; elle opérait une sélection et jetait le mépris sur les écrits qui n’avaient pu parvenir à passer sous la presse. Cette situation dure encore, mais atténuée par le bas prix de la typographie mécanique.

L’invention dont on nous menace, d’un appareil à imprimer chez soi, multiplierait par trois ou quatre le nombre des livres nouveaux ; et nous retrouverions les conditions du Moyen Âge : tous ceux qui ont quelques lettres – et d’autres, comme maintenant – oseraient la petite élucubration qu’on glisse à ses amis avant de l’offrir au public. Tout progrès finit par se nier lui-même ; arrivé à son maximum d’expansion, il tend à rétablir l’état primitif auquel il s’était substitué. » (2)

Aujourd’hui, le message est assez simple : l’Internet c’est le lynchage, le piratage, le complot. Le lynchage, le piratage, le complot, c’est mal. Donc, l’Internet c’est mal !
Il faut refaire rentrer le génie dans la bouteille ! Un objectif, qui, sous couvert de désir de régulation, cache souvent un mouvement réactionnaire, qui n’apprécie guère la perte du magistère de la parole et la prise de contrôle des outils de production et de distribution des anciennes élites (politiques, économiques, sociales, médiatiques).
Mais le monde a changé.
Les dirigeants de l’institut d’opinion Giacometti Péron & Associés le décrivaient hier ( Le Monde daté du 10 février):

« Les tribus, communautés, groupes et autres réseaux créent de volatiles solidarités qui s’agrègent et se recomposent, consacrées par Internet et les formes de sociabilité du Web 2.0. Sphères privées ou publiques, les espaces se confondent. Les émetteurs et les relais sont concurrencés, les messages sont commentés, discutés, décortiqués et parfois décomposés.
Avec son cortège de certitudes ébranlées, la crise économique du nouveau siècle n’a fait que renforcer la méfiance envers toute parole verticale ».


Encore une fois, l’imprimerie a permis au public de lire, et Internet lui permet aujourd’hui d’écrire, de prendre la parole, de s’organiser. C’est aussi un mouvement de démocratisation. On le vante pour l’Iran ou la Chine, moins chez nous !

Je ne me lasse pas de la description du bouleversement causé par l’arrivée de l’imprimerie il y a 500 ans, et continue à citer Roger Chartier, qui, dans son chapitre intitulé « L’ordre des livres » peint « une nouvelle culture écrite » qui « a répondu aux attentes »:

“Avec l’invention de Gutenberg, plus de textes sont mis en circulation et chaque lecteur peut en lire un plus grand nombre. Assurant la reproduction et la dissémination de l’écrit à une échelle inconnue au temps de la copie à la main, l’imprimerie a répondu aux attentes….”

« (…) l’invention de Gutenberg n’a pas transformé seulement la production livresque. Elle a également, ou peut être surtout, provoqué de profondes mutations dans la culture écrite, saisie dans son ensemble.
(…) l’écriture s’empare des murs, se donne à lire dans les espaces publics, transforme les pratiques administratives et commerciales.
(…) les lecteurs du passé, en particulier les lecteurs lettrés, se sont souvent emparés des ouvrages sortis des presses en corrigeant à la plume les erreurs qu’ils y trouvaient, en établissant les indices ou les errata qui leur étaient utiles, et en les annotant dans les marges ».

Chartier montre aussi le « mépris de l’imprimé et publication manuscrite » :

« Pas plus au 15ème siècle qu’au siècles suivants, l’invention de Gutenberg n’a fait disparaitre la publication manuscrite. Sa survie doit être comprise, en premier lieu, comme un effet durable de la dépréciation du texte imprimé et de l’attachement au livre copié à la main. (même si) la nouvelle technique réduit drastiquement la durée et le coût de reproduction des textes. »

Mais attention, si « la seconde moitié du XVè siècle a été pour le livre un temps d’hésitations et d’expériences, caractérisé par de multiples échanges entre les 3 supports des textes hérités ou inventés (…) seulement 5% des imprimeurs en activité avant 1500 avaient été auparavant copistes de manuscrits ».


Quelques liens :

» Les changements dans les médias depuis 550 ans – PBS

» Pourquoi la contre-révolution des médias contre Google va échouer – Harvard Business review Blog

» La fin des vieux barons des médias n’est qu’une fantaisie marxiste–TheIndependant Le monde de la culture sombre-t-il dans la diabolisation de Google et de l’Internet ? – Homo Numericus

»Les internautes sont la nouvelle chienlit – InternetActu

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(1) “Histoire du monde au XVè siècle” sous la direction de Patrick Boucheron (déc 2009).
(2) Le Chemin de Velours – Rémy de Gourmont. (1902)

» Article initialement publié sur AFP Mediawatch

» Illustration de page d’accueil par jovike sur Flickr

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